mercredi 15 juillet 2009

Nouvelles Impressions d’Afrique et le livre noir

Malgré une forme graphique décevante, Nouvelles Impressions d’Afrique édité chez Léo Scherr est associé à une réflexion théorique très éclairante sur l’œuvre de R. Roussel. Jacques Sivan, concepteur de cette édition et auteur de la postface, met en lumière le processus d’écriture de R. Roussel et sa conception du livre.

Le dynamisme de la langue de R. Roussel se déploie au travers des couleurs qui sont tour à tour attribuées au texte (texte coloré en blanc, rouge, vert, noir ou jaune). Chaque teinte donnant une impression différente, le texte se dote de qualités perceptives en sus de sa forme typographique et de son positionnement dans la page. R. Roussel met ainsi en place une logique interne au texte où la couleur intimement liée à celui-ci, devient un élément d’interprétation et révélateur d’un processus d’écriture.

Jacques Sivan met en relation les théories de Wittgenstein, Claudel, Kadinsky et d’autres écrits réflexifs à propos de la couleur pour étayer son propos. Dans le désordre, on retiendra: la description de la couleur “bis” ou la couleur d’un certain gris, celle de la neutralité, du non événement, du passage constant entre le blanc et le noir ; le bleu concentrique et le jaune excentrique, qui à la rencontre de leur tournoiement respectif créent la couleur de l’équilibre : le vert. On lira: la neutralité immobile (le gris) vs l’équilibre dynamique (le vert). D’autres couleurs (le rouge, le blanc, et le noir) viendront colorer la langue de R. Roussel comme fonctions actives permettant de passer d’un régime d’écriture à un autre.

On notera également l’intérêt de R. Roussel pour la question du livre en tant que processus génératif, mode d’impression et objet tri-dimensionnel:

- bis, en plus de la couleur grise, évoque aussi la notion de répétition. Pour R. Roussel, la répétition – le dédoublement – est un processus fondamental par lequel toute chose se génère, et qui produit du mouvement par la récurrence dans le temps. On assiste donc là à une double déclaration: la répétition est la condition sinequa non de l’existence de toute chose (l’identité ne peut se révéler que par rapport à un double) et l’origine d’un mouvement. Par l’usage de la couleur bis comme teinte de fond au texte R. symbolise le dédoublement perpétuel de son texte, c’est-à-dire la possibilité d’un sens nouveau et de lectures plurielles du réel sans cesse renouvelés.

- La mécanique textuelle de R. Roussel fait référence à la mécanique des cinq sens (plus particulièrement celui de la vision) et s’apparente à un processus optique révélateur. (Ce n’est pas par hasard si dans les titres de ses œuvres les mots impressions, vue, doublure apparaissent.)

Nouvelles Impressions d’Afrique se compose de 59 pages de textes et 59 pages d’illustrations qui s’alternent, créant ainsi un livre double, un livre à double foyer au sens optique du terme. Le livre constitue par ses variations de textes colorés un dispositif optique permettant au sens de s’impressionner (on entend ici par le terme impressionner: laisser une image sur une surface sensible, par le biais de la lumière par exemple en photographie) mais aussi, par ses différents niveaux de lecture et de sens qu’il produit, Nouvelles impressions d’Afrique est un œil, un catalyseur optique, une expression de la vision au sens Raimbaldien du terme. Le poète est le visionnaire et le livre constitue le dispositif de lecture de la vision.

- R. Roussel conçoit son écriture comme un processus matériel qui va jusqu’à générer l’objet-livre dans sa tri-dimensionalité même. Par la structure qu’ils désignent, cahiers, nombre de page et plis architectent le livre. En cela, R. Roussel rejoint Walter Benjamin qui prône une écriture dont les formes typographiques et graphiques seraient un relais au texte (in Expert-comptable, Sens Unique), condamnant le livre-texte au profit du livre-objet.

Mais si l’on y regarde de plus près, R. Roussel tente de nous proposer un livre-monde dont la prégnance du chiffre 4 dans le processus de fabrication désigne symboliquement: la totalité. Les cahiers sont des cahiers de 8 pages, c’est à dire des in quarto, qui constituent en eux-mêmes des unités, des mondes. La totalité est également symbolisée par les 4 chants qui structurent les Nouvelles Impressions d’Afrique. On retrouve ainsi, à l’instar de Borgès le concept du monde inclus dans un autre monde, lui même inclus dans un autre et ce à l’infini. Un monde qui se répète à travers les miroirs générés par les plis: ils créent des verso vierges qui réfléchissent (dédoublent) des recto pleins.

Nouvelles Impressions d’Afrique s’auto-opère selon une mécanique, un dispositif très précis. L’auteur en est l’opérateur, c’est à dire, celui qui n’est pas à l’origine de “sa” création, mais qui est l’agent provisoire, et à un moment donné, de cette création (ou selon les mots de Mallarmé “l’oeuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte qui cède l’initiative au mot”. )

Dans le dispositif mis en place par le BlackBookBlack, les opérateurs cèdent la place non seulement aux pages noires (impressions noires), leur rendant ainsi leur autonomie propres, mais également au livre (tous les livres sont uniques, ou sont “potentiellement” différents), et au lecteur (les lectures sont plurielles et ne dépendent que du lecteur qui les construit). Les opérateurs deviennent ainsi les révélateurs (cf. le révélateur photographique) d’une création qui tend à exister. L’opérateur participe à la transmutation de la matière, donnant corps à un autre corps pour que celui-ci devienne visible, l’opérateur-alchimiste participe au passage du noir à une nouvelle forme d’existence.

Nouvelles Impressions d’Afrique se compose de 2 x 30 illustrations qui se répondent de façon symétrique et que l’on peut lire de manière centripède (des extérieurs du livre vers le centre) ou centrifuge (du centre vers les extérieurs du livre). Avec la particularité que la 30e image constitue l’image pivot qui renvoie vers toutes les autres et par laquelle le principe de symétrie peut s’opérer. La 60e image, elle, est l’image absente ou bien, celle inventée par le lecteur. Il y a donc 59 illustrations dans le livre, dont 29 répondent à 29 autres par l’intermédiaire d’une 59e placée au centre.

Cette image pivot n’est pas sans signification: elle est la seule à renvoyer sa propre image à elle-même (puisqu’elle est la seule à ne pas avoir une autre image qui lui réponde) et constitue la clé de voûte du livre. Elle dévoile la grille de lecture de l’ouvrage: on y voit un homme glisser un guide-âne sous une feuille de papier. Cet outil – qui sert à partager un segment en plusieurs parties de même longueur - est une surface réglée à intervalles égaux. Dans sa représentation, les réglures qui le dessinent sont à l’égal des illustrations qui composent le livre: placées à intervalles réguliers. Ce n’est pourtant qu’au travers une certaine transparence que cette grille peut nous apparaitre (puisqu’elle est placée sous une autre feuille de papier), dévoilant ainsi tous les aspects sous-jacents de l’œuvre de par les lectures plurielles qu’il propose. R. Roussel nous parle encore ainsi de couleurs, puisque transparence et opacité sont des qualités qui participent également à leur description.

Le livre se voit ainsi considéré comme un espace de réalisation de la vision, devient l’oeil-livre qui pour mieux re-centrer sa vision, nous propose une structure de lecture double, une lecture à double foyer, constituée de 29 couples d’images dont l’écart (l’image centrale, le pli) sont ces espaces où la vision peut avoir lieu.

Il est l’espace de projection envisagé comme chez Duchamps, le mécanisme qui permet le “passage ” de la 2e dimension à la 3e dimension et de la 3e à la 4e. Lecture linéaire et lecture croisée, mouvement et temporalité, s’inscrivent tour à tour dans la lecture, opérant de passages constants, d’aller et de venues entre toutes les dimensions de par l’espace de projection que constitue le livre.

Un livre noir intitulé (même s’il n’est pas titré) “Hommage à Raymond Roussel, Nouvelles impressions d’Afrique“, constitué de 59 pages noires imprimées recto seul, pliées en 4, devenant ainsi 59 cahiers à assembler à partir d’un cahier central pivot de tous les autres, symbolisant la lecture symétrique proposée chez R. Roussel sera le prochain livre noir du BBB. Il ne sera pas rogné (pour garder le pli) et les marges blanches seront préservées.